Lasciamo alle parole del suo allievo Pierre Thevenin il compito di esprimere, a nome di tutti i dottorandi, il profondo cordoglio per una perdita tanto grave e inaspettata:
"A Rome, près de la basilique San Paolo, un fonctionnaire fraîchement débarqué de l'armée de Taïwan présente ce matin à un anthropologue écossais une étude de la personnalité juridique en droit français. Pour un philologue de Tübingen, un danseur argentin détaille les mécanismes de la persécution du hussisme dans la bohème du bas moyen âge. Un rêveur français s'escrime à convaincre un économiste estonien de lire Kant à travers les gloses bolonaises au droit byzantin.
Jamais ces jeunes gens ne seraient tombés dans d'aussi improbables discussions sans l'obstination baroque de leur maître Yan Thomas.
Celui-ci trouvait bien son plaisir à les y soumettre à toutes les gammes canoniques de torture. Il le redoublait même en clamant avec la plus consternante mauvaise foi que c'était là son devoir de professeur. Mais il avait aussi pour orchestrer ces séances lancé toutes ses forces dans le projet peut-être le plus fou et le plus compliqué de l'histoire de l'administration européenne. En forçant avec ses collaborateurs une poignée d'institutions nationales de recherche à construire un doctorat commun, il aura distribué une volée de migraines à la moitié de l'Europe. C'est peut-être qu'il entendait enfin plier à son bon vouloir ces techniques juridiques dont il avait passé le plus clair de sa vie à méditer la nature.
Il fallait bien consentir ces efforts pour que puissent se tenir à Rome les discussions de ce matin. Il le fallait pour qu'y trouvent un lieu des tentatives si exigentes de conflagration des éruditions et de provocation réciproque des savoirs, des pays, des langues et des temps.
Yan Thomas excellait à ouvrir des atmosphères de pensée singulières, et à y projeter ses étudiants à leur corps défendant. Il entourait chacun de ceux qu'il appelait cher ami d'une attention si entière et si rare qu'on avait fini, lui le juriste de la filiation, par le baptiser papa yan. Certains peinaient peut-être à lui passer ses humeurs féroces ou ses appels compulsifs à l'excellence. Mais peu oublieront sa façon si unique et au fond si généreuse de partager le plaisir et d'inspirer la passion des trouvailles de pensée.
Sa disparition soudaine, au moment même où commençait la seconde cession de ces rencontres auxquelles il accordait tant de prix, laisse pour nous un vide cruel. Elle fait aussi sauter soudainement à nos yeux combien son esprit imprègne encore leur formule. Des livres, des hommages viendront lui faire honneur de Buenos Aires à Taïpeh. L'essentiel est qu'il demeure bien ce matin à Rome au travail."
Una breve panoramica sull'intensa carriera accademica del Prof. Yan Thomas, curata dal Prof. Olivier Cayla (membre du Centre d'étude des normes juridiques de l'Ecole des hautes études en sciences sociales), è stata pubblicata sul quotidiano Le Monde (16.09.2008):
Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, Yan Thomas est mort le 11 septembre, à l'âge de 65 ans, d'un accident post-opératoire.
Né le 9 février 1943 à Alger, il avait d'abord été magistrat, puis attaché culturel en Inde, avant de devenir professeur agrégé d'histoire du droit à l'Université de Rouen, après avoir soutenu une thèse de doctorat consacrée à la notion de cause en droit romain. C'est à cette dernière discipline qu'il s'est alors consacré. Il avait vité été reconnu internationalement comme l'un des plus savants spécialistes du monde romain. Mais son travail est allé bien au-delà d'une connaissance intime et érudite d'une source antique et médiévale du droit occidental, même si son activité de recherche, notamment à l'Ecole française de Rome, a permis de découvrir des textes majeurs du corpus de droit romain.
Aussi bien dans ses ouvrages et ses très nombreux articles qu'au sein de ses séminaires de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), où il a été élu en 1989, il frappait lecteurs ou auditeurs par la profondeur historique, anthropologique, philosophique et politique des interprétations qu'il dégageait de ces textes. Grande était son aptitude à les mettre au service de la compréhension de la pensée juridique contemporaine et à répondre aux questionnements juridiques, mais aussi politiques et moraux d'aujourd'hui.
Yan Thomas s'est refusé à prendre position sur des contenus de politique normative, comme c'est trop souvent le cas chez les juristes (faut-il être pour ou contre l'avortement, l'euthanasie, le mariage homosexuel ?, etc.). Son oeuvre s'affirme avant tout comme une méthode d'analyse des textes et des discours, permettant de mieux comprendre quelles sont les formes mentales spécifiques du raisonnement et de la pensée juridique.
Yan Thomas était intimement convaincu qu'il existe une culture spécifiquement juridique, une façon particulière du juriste d'agir sur le monde en le traduisant dans les catégories propres du droit, ou plus exactement en construisant un monde juridique composé d'éléments conceptuels fictionnels élaborés par l'art du droit.
Dans un dialogue constant avec d'autres disciplines comme l'anthropologie, la sociologie, la philosophie politique et morale, il a ainsi éclairé des sujets aussi divers que la filiation, la cité, la souveraineté, la dignité, l'aveu, etc. Au sein du Centre d'étude des normes juridiques de l'EHESS, dont il a été le fondateur et le directeur, cette rencontre entre le droit et les autres sciences sociales s'est fortement actualisée. Elle a ainsi donné naissance à une communauté sans cesse croissante de chercheurs français et étrangers convaincus de l'extrême fécondité d'une démarche intellectuelle qui, dans la personne de Yan Thomas, s'associait à un "style" éminemment séduisant, où le brio et la qualité de l'expression, l'exigence intellectuelle, la passion enthousiaste le disputaient à la modestie, à l'écoute d'autrui, à l'amour pour la controverse, à la gentillesse.
C'est d'ailleurs à la formation d'une telle communauté qu'il s'est plus particulièrement attaché ces dernières années, en consacrant ses efforts à la création et à la direction d'une très rare formation doctorale européenne en histoire, philosophie, anthropologie et sociologie du droit, qui permet à des étudiants provenant de tous les continents d'apprendre à construire leur pensée dans la confrontation à des intellectuels issus de cultures juridiques différentes.
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