Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Yan Thomas est mort le 11 septembre 2008, à l’âge de 65 ans, d’un accident consécutif à une opération chirurgicale. Sa disparition n’est pas seulement cruelle pour la communauté des juristes dont il était l’un des plus éminents représentants, mais pour l’ensemble du monde intellectuel français et international, dont il était l’une des figures les plus rares et inventives. Né le 9 février 1943 à Alger, Yan Thomas a d’abord été magistrat, vice-consul en Inde, puis professeur agrégé d’histoire du droit à l’Université de Rouen, après avoir soutenu une thèse de doctorat sur la notion de cause en droit romain. C’est à cette dernière discipline qu’il s’est alors consacré avec passion, pour le conduire à être reconnu internationalement comme l’un des plus savants spécialistes du monde romain. Mais le travail de Y. Thomas est allé bien au-delà d’une connaissance intime et érudite d’une source antique et médiévale du droit occidental, même si son activité de recherche, notamment à l’Ecole française de Rome, a permis de découvrir des textes majeurs du corpus de droit romain. En effet, aussi bien dans ses ouvrages et ses très nombreux articles qu’au sein de ses séminaires de l’EHESS où il a été élu en 1989, ce qui éblouissait le lecteur ou l’auditeur était l’extrême intelligence, la finesse et la profondeur historique, anthropologique, philosophique et politique des interprétations qu’il dégageait de ces textes, afin de les mettre au service de la compréhension de la pensée juridique contemporaine et de son aptitude à répondre aux questionnements juridiques, politiques et moraux d’aujourd’hui. La très grande force de l’œuvre intellectuelle de Yan Thomas, c’est qu’elle se refuse à prendre position sur des contenus de politique normative comme c’est souvent trop le cas chez les juristes (faut-il être pour ou contre l’avortement, l’euthanasie, le mariage homosexuel, etc), mais qu’elle s’affirme avant tout comme une méthode d’analyse casuistique des textes et des discours, permettant de mieux comprendre quelles sont les formes mentales spécifiques du raisonnement et de la pensée juridique. Ce qui est en effet au cœur de la pensée de Y. Thomas, c’est la conviction qu’il y a une culture spécifiquement juridique, une façon particulière du juriste d’agir sur le monde en le traduisant dans les catégories propres du droit, ou plus exactement en construisant un monde juridique composé d’éléments conceptuels fictionnels élaborés par l’art du droit. Dans un dialogue constant avec d’autres disciplines comme l’anthropologie, la sociologie, la philosophie politique et morale, Yan Thomas a ainsi éclairé avec fulgurance des sujets aussi divers que la filiation, la cité, la souveraineté, la dignité, l’aveu, etc. C’est plus particulièrement au sein du Centre d’étude des normes juridiques de l’EHESS, dont il a été le fondateur et le directeur, que cette rencontre entre le droit et les autres sciences sociales s’est actualisée. Elle a ainsi donné naissance à une communauté sans cesse croissante de chercheurs français et étrangers convaincus de l’extrême fécondité d’une démarche intellectuelle qui, dans la personne de Yan Thomas, s’associait à un « style » éminemment séduisant, où le brio et la qualité de l’expression, l’exigence intellectuelle, la passion enthousiaste le disputaient à la modestie, à l’écoute d’autrui, à l’amour pour la controverse, à la gentillesse et, aussi, à la force des convictions républicaines. C’est d’ailleurs à la formation d’une telle communauté qu’il s’est plus particulièrement attaché ces dernières années, en consacrant ses efforts à la création et à la direction d’une très rare formation doctorale européenne en histoire, philosophie, anthropologie et sociologie du droit, qui permet à des étudiants provenant de tous les continents et triés sur le volet, d’apprendre à construire leur pensée dans la confrontation à des intellectuels issus de cultures juridiques différentes. A tous égards, la disparition de Yan Thomas apparaît ainsi comme une perte immense pour l’intelligence.
Olivier Cayla, Jacques Chiffoleau, Marie-Angèle Hermitte, Paolo Napoli, Centre d’étude des normes juridiques de l’EHESS.http://cenj.ehess.fr/
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